Il y a quarante ans, le 9 octobre 1967 en Bolivie, les
balles de la CIA transfiguraient un guerillero encombrant :
Ernesto Che Guevara devenait icône. Ce 3 octobre, Arte consacre Les mercredis de l’histoire à
Cuba, une odyssée africaine, documentaire en deux parties. Ou comment
Castro a tenté, de 1961 à 1989, de soutenir les jeunes nations africaines
candidates à l’indépendance. Objectif : appliquer les recettes de la
guerrilla cubaine pour renverser le pouvoir, sans recourir à l’alignement sur les Etats-Unis ou l’URSS. Un
cap impossible à maintenir : les richesses économiques et les enjeux
géostratégiques de l’Afrique intéressaient trop les deux superpuissances…
Congo, Angola, Guinée-Bissau… Des centaines de milliers de cubains vont participer aux combats, à des milliers de kilomètres de chez eux. Au nom d'un idéal : l'internationalisme - accepter d'aider un autre pays que le sien à se libérer, sans tirer profit de ses richesses. L’épopée, méconnue, est magistralement
décryptée par la journaliste Jihan El Tahri dans un documentaire érudit, exigeant
mais passionnant (Prix de la meilleure réalisatrice au festival Vues d'Afrique de Montréal 2007 et Prix Olivier Masson du meilleur projet au Sunny Side of the Doc 2006). Elle a répondu aux questions de Churchill Attack, au
téléphone, «en dégustant un verre de rhum… ».
Pourquoi Castro exporte-t-il sa révolution aussi loin ?
Au début des années 1960, il rêve de concentrer ses efforts sur
l’Amérique Latine. Mais le secteur est déjà largement quadrillé par les USA.
L’étincelle, c’est l’assassinat de Lumumba au Congo, le 17 janvier 1961, avec
l’aide des Etats-Unis. Cuba décrète trois jours de deuil national. Le Che se
rend en Algérie, rencontre Ben Bella, qui le présente aux révolutionnaires
sub-sahariens... Alerté, Castro prend conscience que ce continent est en ébullition. De
là peut partir une révolution mondiale ! Il se laisse convaincre, alors
que ce n’était pas sa priorité.
Et le Che « disparaît »…
Il étouffait dans ses ministères. A compter d’avril 1965, pendant
sept mois, plus personne n’a de ses nouvelles. A Cuba, la rue bruisse de
rumeurs. On dit que Castro s’est débarrassé de lui. En réalité, il est au
Congo. Là-bas, il s’appelle « Tatu », il est instructeur de guerilla,
épaulé par treize militaires cubains, qui n’ont appris son identité qu’une fois
sur place !
Quelles sont les plus grandes victoires de cette odyssée ?
Les cubains se sont engagés aux côtés de 17 pays
d’Afrique. Il est difficile de dire aujourd’hui où cela a marché et où
cela a échoué. Je pense qu’ils ont réussi à faire en sorte qu’un peuple
partage l’idée d’une indépendance nationale sans être enfermé dans un bloc
politique. Leur internationalisme a longtemps été l’épine dorsale de la pensée du
continent africain.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Pas grand-chose… Se révolter contre un état de fait injuste
est devenu impossible dans un monde globalisé. Tant de personnes y ont cru,
pourtant. La plupart des intervenants que j’ai rencontrés pour le documentaire sont amers,
tristes. Depuis 1991 et le retrait des derniers soldats cubains en Angola,
Castro envoie des stéthoscopes. 60 à 70 000 médecins cubains oeuvrent en
Afrique. J’habite en Afrique du Sud et il m’arrive d’en rencontrer. L’internationalisme
perdure via ces blouses blanches.
Qu’avez-vous mis à jour à travers votre enquête ?
J’ai réalisé – et étayé – que ces conflits n’étaient pas des
guerres par procuration entre les USA et l’URSS. Il y avait bel et bien une troisième voie.
On voit que ces pays épris d’indépendance sont d’abord allés voir les
américains avant de se tourner vers Cuba. Sur le séjour congolais du Che, et
notamment sa disparition, aucun documentaire n’apportait autant de détails.
D’ailleurs, on sait ce qu’il faisait là-bas depuis 1996 seulement, grâce à la
publications de ses carnets, Pasajes de la Guerra Revolucionaria Congo. Je
montre aussi des images inédites de la visite de Lumumba aux Etats-Unis. Enfin,
j'ai capté face à la caméra ces mots accablants de l’ancien haut fonctionnaire de la CIA
basé au Congo entre 1958 et 1971, Larry Devlin : « J’ai
demandé à ce qu’on assassine Lumumba… ».
Difficile d’enchaîner sur un aspect plus léger, mais le
cigare joue un rôle éminent à la table des négociations pour le cessez-le-feu
en Angola…
Exact. En 1988, lors des pourparlers de Londres, c’est Jorge
Risquet Valdès, membre du Comité central du Parti communiste cubain chargé de
l’Afrique, qui négocie pour Castro. Il a d’ailleurs formé les angolais à la
guerrilla à partir de 1965. Bref, à Londres, il tête en permanence un havane,
« pour donner un caractère cubain aux négociations », ironise-t-il.
« Normal, on a le meilleur tabac du monde !». En face, un ponte
américain ne goûte pas la mise en scène. Il raconte dans le documentaire :
« Ah, ces cubains et leurs fabriques de cigares… On leur lit des
passages littéraires toute la journée. Pas étonnant que ça ait donné toute une
lignée de leaders verbeux ! »
Le cigare, outil marketing dans la diplomatie ?
Oui ! Avec ce paroxysme : alors que les
discussions semblent dans l’impasse et que tout le monde a les nerfs à vif,
Risquet sort de la salle et tombe sur les caméras des journalistes, fébriles.
Ses mots : « Pas de déclaration, je suis juste venu chercher un
cigare… » C’était une simple pause mais le dirigeant était incapable de se
départir de sa théâtralité…
Recueilli par Benoît Wagner
Cuba, une odyssée africaine, en DVD, Ed. Arte vidéo, 190 minutes, 23 euros. www.arteboutique.com .
Photos : D.R. / Arte
Photo 1 : Fidel Castro et le président angolais Agostinho Neto.
Photo 2 : Affiche rassemblants le dirigeant cubain et le président angolais après la célébration de l'indépendance de l'Angola, en 1975.